Pendant des mois, le temps ne passa plus. De Tunis, je gardai un goût étrange, entre l'orange amère et le bleu méditerranée, et ce disque de Yasmine Hamdan, miraculeusement rescapé de ma fuite précipitée, au milieu d'un tas de vêtements et de souvenirs pas très bien pliés, un CD pirate acheté au vidéo-club du coin sur les conseils de Mariam.
"Toi qui n'aime pas les vocalises, ça devrait te plaire, m'avait-elle dit. On n'oublie pas une voix comme ça."
À mon retour, et pendant des mois, Enta Fen resta dans mon sac. Je savais qu'il était là, sous son blister fait main. Qu'il me suffisait de le jouer pour retourner à Tunis, retrouver une voix que je n'avais pas pris le temps d'écouter, pour une fois oublier les persiennes bleues et les murs blancs.
Je n'avais rien fait de tout ça.
Je connaissais pourtant déjà Yasmine Hamdan. Mais sans le savoir, via deux titres de la BO de A Perfect Day* que j'écoutais parfois, les yeux vers un sud que je n'avais pas vu ou voulu voir. Soapkills était un duo libanais trip-hop et underground dont Zeid, DJ de heavy metal, était l'autre moitié. Ces deux titres me mordaient de regrets. S'y posaient un soleil splendeur passée et des mots d'une pureté irréelle. C'était une musique forcément nostalgique -car en provenance directe de notre berceau à Mariam et moi, de notre enfance, de ce soleil d'été qui n'en finissait plus de rendre sa chaleur, de ces nuits à regarder les étoiles filer ou la lune se lever sur l'horizon.
Cet héritage dont Yasmine s'inspirait, directement venu des divas de la musique arabe, était passé au tamis de l'électro, de la folk ou du rock psyché sans jamais tomber dans l'étouffant pot-pourri de la world-music ; non seulement Yasmine était belle, mais ce n'était rien comparée à l'élégance avec laquelle elle excavait couplets et refrains, si souvent ténus -voire inexistants- dans la musique arabe.
Je restais sur l'écoute de ces deux titres seulement. Comme des flashs de passé, ils apparaissaient parfois au milieu des listes de lecture dont le hasard se chargeait.
Plus tard, ma nostalgie s'enrichit de Ya Nass, son premier LP solo. J'en savais désormais un peu plus sur Yasmine : qu'entre guerre civile et guerre du Golfe, elle aussi avait fui son pays une paire de fois ; que ses chansons parlaient principalement du couple et de ses essoufflements ; qu'elle avait collaboré avec Mirwais et Cocorosie et que ça ne me passionnait pas plus que ça ; que Jarmush était tombé sous le charme de la belle liane en lui offrant de jouer son propre rôle dans Only Lovers Left Alive, pour cinq minutes d'ondulations félines sur son titre Hal, un des sommets du film.
Que trouve t-on dans Ya Nass ? La même nostalgie, les mêmes ballades apaisées au milieu des lézardes d'une ville jamais perdue, mais jamais sauvée non plus ; la douceur de vivre gorge serrée, des nuits à conduire sans but le long de la mer pour y chercher l'amour sans n'y comprendre rien. Ya Nass est un lent panoramique baigné de bleus, qu'ils soient de l'âme ou du ciel. Il réussit le tour de force de nous emmener loin sans jouer l'exotique -ou pire : le pittoresque. Sous les palmiers et les effluves d'arak, la chaleur du béton fissuré par le temps qui passe et reviendra peut-être... Tour-à-tour, Yasmine susurre, s'éloigne, puis revient nous parler à l'oreille. D'un magnifique équilibre, elle se love dans les boucles d'un Marc Collin qui, pour le coup, trouve le sien. Au meilleur de son inspiration, le producteur d'une anecdotique Nouvelle Vague révèle la belle en jumelle de Tracey Thorn... En ouverture, Deny nous projette d'un rif discret dans le Far-east de Yasmine et l'on se rêve à partager la route avec elle. De Beirut à Ya Nass, on arpente des paysages qu'une Beth Gibbons aurait très certainement rêvé d'embrumer, jusqu'au sublime Aleb, zénith surnaturel et épuré de l'album ; là où le monde ne se résume plus qu'au son de dix mille verres en cristal tombant sans jamais toucher le sol. Comme une envie de faire la planche les yeux au ciel dans l'huile salée de la méditerranée...
Je suis revenu à Tunis comme j'en étais parti, en vol de nuit.
J'ai marché le long de la corniche de la Marsa, le nez sur les trottoirs lézardés. Connement, j'aurais aimé dire à Mariam que j'avais suivi ses conseils. Que si c'était à refaire, je l'écouterais un peu plus. La marina était déserte, les réverbères floutées de vent salé. La lune brillait au son de vagues invisibles et des chaises en fer que les cafetiers traînaient sur les pavés avant de baisser leur rideau de fer.
De Mariam et moi, il ne me restait que notre ancienne adresse. Je suis repassé devant la maison que nous avions habité. Elle était à vendre. Il n'y avait plus nos noms sur la sonnette, ni nos plantes sur les balustrades de la terrasse. Pas de panneau d'agence, non plus : seulement un numéro de téléphone écrit au marqueur sur la porte d'entrée. Pourquoi l'ai-je composé ? Je ne sais pas.
Peut-être que j'avais à nouveau envie de vivre ici. Peut-être que j'avais besoin de prendre mes doutes entre quatre yeux. De mettre des images à la place des clichés.
La tonalité m'a semblé mettre des plombes à arriver. Je ne vous parle pas de la sonnerie, qui a pris des années. Elle a enfin abouti, après un grésillement à réveiller les morts. J'ai levé la tête vers la maison. Au même moment, la lumière de notre chambre s'est allumée.
À l'autre bout du fil, j'ai entendu mon nom. La voix de Mariam a résonné, comme une liste de lecture dont le hasard se serait chargé. On n'oublie pas une voix comme ça.
*A Perfect Day, film de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, 2005.
Crédit photo : © Jean-Baptiste Millot