Sans vraiment avoir le temps de revenir à la réalité, je me retrouvais dans cet appartement familier du XIe arrondissement. Un peu plus de quatre ans auparavant, on y avait invité Vampire Weekend pour une Soirée de Poche mémorable où, parti pour jouer cinq titres, le groupe avait fini par nous offrir plus d’une heure de concert acoustique, Ezra Koenig, sans micro, s’égosillant comme un jeune Elvis en haut des escaliers pendant qu’une fête s’improvisait dans le salon.
C’était l’après-midi, le groupe venait d’arriver et beaucoup de monde s’agitait déjà à l’intérieur pendant que la machine à fumée faisait des siennes et recouvrait l’appartement de Béatrice d’un épais brouillard d’apocalypse. Il faisait froid, trop froid et je me demandais combien de temps j’allais tenir avec mon pauvre pull et mes pompes d’été.
Et puis Ryan Lott a commencé à jouer et une douce chaleur impalpable a envahi la pièce et mes muscles, comme si les températures presque négatives de dehors étaient parties de cacher à l’écoute de cette voix sans âge. Ses mains se posaient lentement sur les touches du piano qui trônait dans le salon. Ses yeux passaient du guitariste Rafiq au batteur Ian sans cesse. Le trio avançait à tâtons pour réaliser sa grande entreprise de l’après-midi : adapter son set à la Soirée de Poche de ce soir, réinterpréter ses morceaux pour leur donner un sens en semi-acoustique. Les New Yorkais s’amusaient. Leurs yeux brillaient comme ceux de gosses le matin de Noël, et on sentait l’envie de relever le défi qu’on leur avait imposé suinter de leurs instruments.
Quatre heures de répétitions plus tard, le public nous rejoignait, s’installant progressivement autour du piano, de la batterie et des nombreuses pédales d’effets de Son Lux. Puis ce fût autour du groupe lui-même de prendre place avant que ne retentisse cette première note de "Lost It To Trying", celle qui allait tout faire basculer, nous envelopper dans du coton pour l’heure à venir.
Il a un décalage fascinant entre l’apparence juvénile de Ryan Lott et son timbre de centenaire magnétique. C’est d’ailleurs sans surprise que l’on voyait ce soir-là les visages de l’assistance se couvrir d’incrédulité lorsque le premier son est sorti de la bouche du New Yorkais. Sans surprise toujours qu’on observait sur celui de Ryan la sagesse d’un mage en pleine séance de lévitation.
Devant nous, les trois garçons de Son Lux créaient la vie. Ils recréaient tout : leurs notes, leurs rythmiques, leurs interactions. Ils allaient bien au-delà de la simple interprétation pour se plonger dans une complète réécriture de leurs morceaux. On est restés captivés par les gestes à la fois secs et gracieux de Ian, par l’alternance de caresses et de claques au squelette de sa batterie. On s’est demandés d’où venait ce son de contrebasse plaintif jusqu’à comprendre qu’il émanait de la guitare de Rafiq aux multiples effets. On a vu le timbre de Ryan se charger d’âme pendant que ses mains glissaient, possédées, sur le piano au son savamment contenu par une écharpe et une carte de chambre d’hôtel bien placées sur les cordes.
Plus ce soir-là encore que sur le sublime Lanterns sorti en fin d’année passée, dans l’écrin de cet appartement, Son Lux incarnait à la fois la délicatesse et la puissance, la solennité et le laisser-aller que lui offrait cette Soirée de Poche où il était libre de réécrire sa propre histoire comme sur cette version à fleur de peau, intense et dépouillée de "Easy". On s’est pris au jeu autant que lui. Les heures de sommeil en retard et les degrés manquants, eux, ont été vite oubliés, noyés dans le flot de notes de ce soleil de substitution.