Quelques mois plus tard, Jem Cohen, au cours d'une projection de ses films, raconte avec plaisir que lorsqu'il montra à Stipe (pour qui il avait bossé par le passé) le film qu'il venait de tourner avec Elliott Smith, celui ci se moqua presque - "mais qui donc veut voir un musicien jouer d'un instrument?"
Ça avait commencé au mois de mai par un coup de fil du batteur des Low Lows vers la fin de la tournée américaine d'Arcade Fire, parlant d'un "groupe très important dont il ne pouvait dévoiler le nom", puis un autre appel quelques jours plus tard ("Hello, this is Michael Stipe, from REM") à une heure tardive et alcoolisée. Poursuivi par une rencontre à Dublin à l'occasion d'une série de 5 concerts en préparation du nouvel album, répétitions de nouveaux titres en public à l'Olympia Theatre. Et terminé par quelques heures entre Londres, New York et Athens, Georgia.
Vol en direction de Athens, petite ville voisine d'Atlanta célébrée pour sa vie musicale - B-52's, Of Montreal, Vic Chesnutt, Olivia Tremor Control, surtout REM. Le chauffeur conduit directement chez Michael Stipe, portail qui ouvre lentement vers domaine riche en pièces artistiques de tout ordre, photos de Koudelka au mur, sculptures diverses (de Stipe même), éléments improbables formant un univers d'une richesse rare chez un musicien aussi célèbre - goût et curiosité artistique jamais démentie, jusqu'à parfois produire les films de ses amis (Spike Jonze, Todd Haynes...).
En ce soir de septembre, alors que le reste du groupe l'attend en studio à quelques minutes d'ici dans la légendaire chapelle Seney-Stovall, Monsieur Stipe sait bien qu'il tient là l'une des revanches les plus étonnantes de sa vie - dix ans ont passés depuis le départ du batteur Bill Berry, dix ans, il le sait, comme une traversée du désert pour REM, entre albums ratés et doutes parsemés de ci de là de chansons merveilleuses. Mais ce nouvel album, il y croit, plus que jamais - un retour aux sources pour lui, la sensation d'aller dans la bonne direction avec le producteur Jacknife Lee (Bloc Party, Editors, U2) et une inspiration retrouvée. Tout le monde se montre même si enthousiaste alors que l'album est encore en enregistrement que cela pourrait paraître suspect. Quelques mois plus tard pourtant, l'histoire leur donnera raison.
Alangui sur le canapé, Stipe évoque les Concerts à Emporter. Il en a montré certains aux membres du groupe, y a beaucoup réfléchi et propose même des idées de mise en scène. Il pense pouvoir faire une a capella, avec son tape recorder qu'il utilise en permanence pour s'enregistrer par dessus les instrumentaux de Buck et Mills. Il montre de l'intérêt pour The National et les vidéos pour Boxer, ou pour le film jamais sorti sur Arcade Fire. "Un challenge"
pour lui et son groupe que de se lancer dans une session acoustique de nouveaux morceaux, mais cette idée du "challenge" l'a souvent guidé, même et surtout dans ses collaborations artistiques.
Faire un 'Take Away Show' pourrait être pour REM une façon de rajeunir son image. Assurément il y a de cela, sortir des grandes arènes, des studios d'enregistrement ultra-sophistiqués pour se mettre à jouer dans la rue, c'est à la mode pourrait-t-on dire. Ce sont aussi les doutes qui assaillent lorsque l'on appuie sur REC pour la première fois - et si cela ne marchait pas? et si le groupe ne se montrait que ridicule, trop usé, trop habitué à jouer ses morceaux si parfaitement devant des caméras que l'on fixe du regard? La grande majorité des musiciens filmés dans le projet Take Away Show sont de jeunes groupes qui débutent ou presque, se prêtant souvent avec plaisir et curiosité au jeu du set acoustique - promo bienvenue pour la plupart. Alors d'un groupe si ancien, si rodé aux médias classiques...
Sur les 7 morceaux joués ce soir là, en l'espace de deux heures, il faudra véritablement attendre la troisième chanson, 'Living Well' entassé dans la voiture pour que enfin les doutes s'évanouissent - dans un éclat de rire précisément, celui de Stipe qui trouve un plaisir de jeu sincère à se prêter à l'exercice. Après ce moment là, tout semble flotter, éléments un peu irréels comme ce 'Born to be Wild' enchainé après 'Living Well' mais que personne ne pourra voir ici - malheur des grosses maisons de disques. Une nuit à Athens, qui se transforme (presque) en virée entre potes.
'On the Fly' ne se trouve pas sur l'album Accelerate, beau morceau entendu en live mais qui n'a pas su se faire une place au final, et qui pourrait donc exister pendant longtemps dans cette seule version acoustique, jouée dans l'une des petites maisonnées éparpillées du jardin de Stipe. Les chansons cette nuit là ne sont jouées qu'une seule fois, tout déroule parfaitement sans aucune erreur ni même besoin de répéter - et brise cette sensation étrange qui prend le témoin d'un concert aux milliers de spectateurs et à la scénographie déroutante (voir le récent dvd live sorti par REM), qui assimilerait presque les musiciens à des pantins faisant semblant de jouer. Retrouver ce rapport intime avec REM procède probablement de la fascination pour ces quelques images tournées cette nuit du 21 septembre.
L'heure se fait désormais très tardive, mais Michael insiste pour que soit tourné un dernier morceau, 'Sing for the Submarine', dans l'étrange silo qui jouxte la piscine.
Des versions acoustiques de morceaux encore en cours d'enregistrement, la plus belle chose qui puisse en jaillir serait de les faire changer de formes, de les faire évoluer par la confrontation à une situation inédite. L'écho du coup de coude de Michael sur les parois du silo, l'énergie qui se dégage de la performance en font non seulement le point culminant de cette session, mais également un tournant important pour le projet même des Concerts à Emporter - la version album en sortira fortement influencée. Non plus documenter le processus créatif en simple spectateur mais presque y participer. Avec toujours cette question sous-jacente de l'endroit d'où l'on parle (provoquer ou documenter, témoigner ou changer un peu le cours des choses), et à qui.
24 mars 2008, Royal Albert Hall, London. Près d'un an après ce premier coup de fil, REM est de retour, une semaine avant la sortie de Accelerate. Premières notes furieuses, premiers mouvements de bras de Stipe, quelques mots exultés, un crachat qui explose sur le premier rang. Le public hurle, REM est VRAIMENT de retour et c'est une incroyable surprise. Sur un 'Losing My Religion' attendu depuis si longtemps, Michael lance un regard, un mouvement de la main discret. Un dernier signe qui marque la fin d'une belle aventure, qui m'aura donné la liberté folle d'expérimenter des idées et de développer des formes, et dont je ne sais pas trop comment ni pourquoi elle a commencé.
Petit sourire en coin, Monsieur Stipe, verre à la main, se penche et glisse à l'oreille, "je pense que l'on a fait quelque chose d'assez unique ensemble".