Take away shows What's New Live One 2 one Music videos Pocket parties Docs

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

Je crois que ma première fois, c'était sur “Famous Blue Raincoat” de Leonard Cohen : j'ai eu l'impression très nette que cette chanson s'adressait directement à moi, qu'elle avait même été faite pour moi.

 J'imaginais presque que la vie de son auteur et la mienne avaient été organisées pour que cette chanson me rencontre. Sans doute parce qu'il est difficilement concevable que, d'une manière ou d'une autre, un parfait étranger puisse voir des choses tout au fond de vous et vous toucher comme personne d'autre. Son besoin de comprendre le chaos de sa vie, le tourment de ses émotions lui avait fait coucher des mots sur le papier, puis son envie de séduire les plus belles filles du quartier, de la ville et du continent lui avait donné le courage de prendre une guitare et de les chanter. Il avait sans doute fallu toute une série d'accidents pour en arriver là, d'un regard paternel désapprobateur à la silhouette d'une brune dans la rue en passant, sans aucun doute, par la couleur du ciel le jour où il a écrit cette chanson là en particulier. Et voilà que des années plus tard, enfermé dans une voiture trop petite - un coupé de jeune père divorcé, je l'entends pour la première fois. J'ai l'impression d'être compris, accepté, entendu, réconforté, pansé, porté, enlacé ... même si, à 11 ou 12 ans, personne n'a encore essayé de me piquer ma Jane pour ensuite aller se biturer dans une planque en plein désert.

Bref, cette chanson est pour moi. Pas par instant, pas un petit peu, pas en passant. Elle est de ces chansons dont Springsteen parle quand il dit que certains morceaux ont un pouvoir redoutable. Elle est entièrement pour moi, et le sentiment que cela me procure est tellement euphorisant que je vais passer le reste de ma vie comme un junkie à rechercher inlassablement la répétition de ce moment de grâce. Je vais chercher, chercher et chercher. Trouver "Fake Empire", "Thunder Road", "Idiotheque", "Teenage Kicks", "Unless It Kicks" et leurs cousines. Et continuer à chercher.

Il y a quelques jours, l'arpège d'ouverture de “Consolation Prize” m'est descendu dans l'oreille, comme du miel dans une gorge meurtrie. J'ai frémi. J'ai senti que ça venait. C'est venu. C'est venu aux détours de tout petits détails qui paraitront peut-être insignifiants à d'autres mais qui pour moi dessinent la cartographie étrange d'une chanson parfaite. Il y a la façon dont la contrebasse se glisse dans les interstices que l'arpège lui laisse. On ne l'entend qu'à peine et pourtant si elle venait à manquer tout serait dépeuplé. Il y a ce premier crash interminable sur la fin de la première ligne, et sa répétition quelques mesures plus loin. Il y a les mots, ensuite. Cette première phrase imprime directement quelque chose au creux de mon oreille : "I came to you, my conscience clear but on my knees" 

(puis plus loin, remplissant le même office, "you ran away to stand your ground"). Des mots de chassé croisé, d'aller-retour entre deux territoires qui devraient être étrangers l'un à l'autre, des mots de frontières qui s'évaporent et de contrastes qui révèlent des nuances, des figures. C'est curieux comme certains mots marquent.

Sharon Van Etten a donc enfilé ces petites perles de vérité, de ces vérités intimes qu'on croit être les seuls à comprendre, pour en faire une chanson. Ailleurs elle se demande si elle a les mots, si les mots existent, s'ils sont suffisants, mais là elle exprime clairement, parfaitement, ce que je ressens de manière diffuse et indicible. Me voilà compris, accepté, entendu, réconforté, pansé, porté, enlacé ... à nouveau, au moins pour un instant.

Je laisse le mot de la fin à Stig Dagerman, à qui j'emprunte le titre de cet article : “l’humanité n’a que faire d’une consolation en forme de mot d’esprit : elle a besoin d’une consolation qui illumine.
”. Et c'est exactement ça : il y a quelque chose chez Sharon van Etten qui éclaire. Elle n'a pas besoin d'en faire des caisses, parce que ce qui sort d'elle est comme imbibé de lumière. Grâce soit rendu au passage à Greg Weeks (Espers) qui produit ce disque et qui a bien compris qu'il n'y avait pas besoin de braquer de gros projecteurs sur ces chansons. Elles brillent naturellement, pour ceux qui savent où regarder.

- à écouter également, un duo de Sharon Van Etten et She Keeps Bees, "Cuddle Alone", disponible sur la compilation Let's Kiss & Make Up (Slow & Fast)
en écoute sur Spotify ; et pour mémoire, de jolies choses déjà pointées ici
- Because I Was In Love
se commande sur le site de Drag City ; les Home Recordings
sont eux disponibles directement auprès de la demoiselle.