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news — By Ondine

Matthew E. White

Il fût une époque où j'écrivais de vraies chroniques de disques. Si j'avais dû parler de Fresh Blood de cette manière, j'aurais probablement dit que c'était un de ces albums qui guérissent de tous les maux : de la peine, de la peur, de l'indicible brutalité et du désespoir - j'ai reçu cet album début janvier, lorsqu'aucune zone de mon cerveau ne semblaient vouloir se remettre de ce qu'il venait de se passer, ni faire sens du chaos qui en avait découlé.

J'aurais aussi probablement dit que cet album était d'une douceur folle, ce genre de caresses qui calment l'angoisse, ou du moins, la rendent supportable pendant quelques minutes. Avant de connaître sa sombre histoire, j'ai écouté "Holy Molly" des dizaines de fois, en boucle, jusqu'à noyer mon anxiété dans cette montée orchestrale que je ne pouvais que comparer, dans sa construction, à ma chanson préférée de tous les temps, "Try A Little Tenderness". Je me suis aussi lovée dans les bras de "Take Care My Baby", ses notes de piano légères et sa soul enveloppante et sensuelle jusqu'à oublier provisoirement l'horreur. J'ai surtout réussi à avoir un peu de répit dans le flot de pensées incohérentes qui me submergeait à chaque instant grâce à "Love is Deep" - un de ces titres à l'apparence et au message faussement simple, organique, qui s'avère bien plus complexe qu'il n'y paraît lorsqu'on prend le temps de se pencher sur les dizaines de couches mélodiques qui le structurent.

Fresh Blood est un album de chansons d'amour et d'espoir. Il fait même plus que ça : il le prêche, le fait revivre le temps d'une écoute, et qui sait, peut-être plus encore. C'est sûrement idiot de dire cela, mais je crois que l'on avait tous vraiment besoin de ça.

Fresh Blood est en écoute en avant-première sur NPR.

En 2012, tu es passé de ton petit studio aux scènes du monde entier en quelques mois à peine après la sortie de Big Inner. Comment as-tu vécu cette période ?

C’était assez fantastique. Il n’y a pas beaucoup d’aspects négatifs dans tout cela. Bien sûr, être sur la route en permanence peut être difficile parfois, mais c’est avant tout quelque chose de gratifiant. Peu importe ce que certains disent, tu fais de la musique parce que tu veux la partager, parce que tu veux que les autres l’aiment. J’assimile ça à cette période de l’enfance où tu fais un dessin et tu l’apportes à tes parents pour leur montrer parce que tu veux qu’ils l’aiment. C’est exactement pareil.

J’ai une vision très claire de ma musique et des buts que je veux atteindre, mais je fais avant tout de la musique pour la partager. Big Inner m’a donné l’opportunité de partager ma musique avec un nombre bien plus important de gens que ce que j’espérais. C’était extrêmement gratifiant. Avoir la possibilité de le faire de nouveau aujourd’hui est un privilège, ce n’est en aucun cas source de pression. C’est d’ailleurs pour cette raison que je n’ai eu aucun mal à retourner en studio pour écrire Fresh Blood.

Pour Big Inner, j’ai suivi ma propre voie, j’ai fait ce que j’ai voulu et ce disque a eu bien plus de succès que prévu. Ça m’a donné assez de confiance en moi pour faire ce que je voulais sur Fresh Blood, pour changer de voie si j’en avais envie. Big Inner a marché parce que ce disque est ce que j’ai voulu qu’il soit.

L’écriture, la composition et l'enregistrement ne sont donc pas des processus douloureux pour toi ?

C’est difficile. Cela représente beaucoup de travail, mais ce n’est pas douloureux. Quand tu aimes ce que tu fais, rien n’est douloureux. Le plus dur pour moi d’un point de vue psychologique est que je n’ai pas de patron quand je suis en studio. Personne n’est là pour me dire que je me trompe de chemin, que cette mélodie était bien et que celle-ci devrait être développée. C’est là qu’est le piège pour moi parce que c’est un processus qui peut être sans fin. Est-ce que ces paroles sont assez bien ? Est-ce qu’elles ne pourraient pas être améliorées ? Est-ce que cet accord est le bon ? C’est pour ça que je m’impose un programme et qu’avoir des deadlines est crucial pour moi. Ça me permet de me dire que j’ai par exemple une journée seulement pour enregistrer cette mélodie à la guitare, que je vais tout faire pour enregistrer la meilleure version possible et qu’à la fin de la journée, je garderai cette version, même si j’aurais peut-être pu faire mieux deux jours plus tard. Ça me permet de passer à autre chose.

J’ai toujours dit à mes musiciens : la raison pour laquelle Big Inner est un bon album ne tient pas à la semaine particulière où on l’a enregistré, mais aux dix ans de travail que nous avons accompli avant pour devenir les musiciens que nous sommes. C’est pareil pour Fresh Blood : ce disque n’allait pas être un bon album juste parce que j’étais bon en mai dernier, mais parce que j’ai amassé énormément de connaissances en termes de musicalité et de production ces dix dernières années. C’est là dessus qu’il fallait compter. On ne peut pas attaquer une semaine d’enregistrement en implorant le ciel pour que ce soit la semaine où tout va se dérouler à merveille. Je ne crois pas qu’on puisse se réveiller un matin en disant "hé, c’est le moment d’enregistrer l’album".

J’ai assez d’idées et d’envies pour faire un troisième album, certainement un quatrième aussi, mais un cinquième ? Peut-être pas, je n’en sais rien. J’essaie de noter mes idées, d’en créer de nouvelles, mais toujours est-il que si j’arrive à composer un cinquième album un jour, je sais qu’il sera bon grâce au travail que je fournis maintenant, pas grâce à un coup de chance qui arrivera peut-être dans sept ans.

Je crois que c’est cette façon de penser et de voir les choses qui me permet d’être assez libre dans la manière dont je crée un album. En studio, je pense aux quarante-cinq ou cinquante minutes que va durer l’album, pas à la petite partie de guitare que je dois enregistrer. C’est libérateur.

Le perfectionnisme…

… est une malédiction. Je suis bien content de ne pas en être victime.

Tu as passé pratiquement deux ans en tournée après la sortie de Big Inner. Est-ce que ça a changé ta manière d’écrire et de composer ?

Pas vraiment. Je n’ai jamais écrit de musique en pensant à la façon dont j’allais la jouer en live. Je ne vais pas m’empêcher de mettre certaines idées dans un album uniquement parce que je ne saurai ou ne sait pas encore comment les jouer ensuite sur scène. Quand tu as une vision de ce que tu veux faire sur un disque, il faut honorer cette vision jusqu’au bout. Il n’est pas question de reculer parce que la question du live se pose. Je crois que ce serait un enfer de penser de cette manière, même si je sais aussi que j’aurais plus de succès commercial en suivant cette voie.

Est-ce que ça te dérange que l’on dise que Fresh Blood est un album de chansons d’amour ?

J’ai toujours défendu l’idée d’écrire des chansons d’amour. C’est quelque chose de facilement critiquable, mais, aussi cliché que ça puisse paraître, c’est le sujet le plus important de la vie. Les plus gros choix de nos vies sont liés au fait de choisir d’être avec quelqu’un ou non, de rester avec ce quelqu’un ou non. Et le reste des décisions que l’on doit prendre sont de toute façon liées à des choix que l’on doit faire par rapport aux relations que l’on a avec ses amis, ses collègues, ses parents, ses frères et sœurs, les personnes qui nous aiment, celles qui ne nous aiment pas, les gens qu’on rencontre dans la rue. Une chanson d’amour couvre tout ce spectre là.

Penses-tu que c’est ce qui donne autant de douceur à Fresh Blood ? C’est le genre de disques qui t’attire le plus ?

J’aime les chansons faciles à écouter, ce qui ne veut pas dire qu’elles sont faciles à faire. Je crois que j’aime les chansons faussement faciles comme celles de Simon & Garfunkel. Elles paraissent si douces et faciles. Si tu n’y réfléchis pas, tu peux très vite penser que ce sont seulement deux types qui chantent en jouant de la guitare. Et puis si tu te penches sur "Mrs Robinson" ou "America", tu te rends compte que ce qui se passe d’un point de vue mélodique dans ces chansons est extrêmement complexe.

Les chansons de Frank Sinatra peuvent paraître simples aussi. C’est un peu moins trompeur que chez Simon & Garfunkel, mais c’est le genre de chansons que tu peux mettre en fond sonore sans te rendre compte que ce sont des morceaux extrêmement complexes à écrire, à jouer et à enregistrer.

J’aime ce genre de musique et ce procédé presque extrême qui implique de faire paraître une chanson simple alors qu’elle est en réalité très complexe en profondeur. C’est ce qui m’intéresse le plus lorsque je compose, et je pense que certains titres de Fresh Blood rentre dans cette catégorie de chansons faussement simples. Je ne cherche pas forcément à satisfaire les music geeks lorsque je compose, mais je pense qu’ils trouveront des arrangements et des tours de passe-passe qui les intéresseront dans cet album. La majorité des gens ne les entendront probablement pas, mais ce n’est pas grave, c’est justement ce que je cherche.

Beaucoup de producteurs aujourd’hui cherchent à impressionner en bombardant les personnes qui vont écouter un disque d’arrangements écrasants. Je trouve ça très arrogant et souvent, pas très efficace. Un album n’est pas un amas d’arrangements, mais une construction de chansons. Les arrangements sont uniquement au service des chansons. Il n’est pas toujours nécessaire qu’ils soient très présents ou visibles pour donner une certaine chaleur ou une certaine grandeur à une chanson.

C’est ce qui fait que l’émotion que l’on ressent en écoutant une chanson peut parfois être aussi irrésistible qu’inexplicable non ?

Oui, et c’est un sentiment très universel qui s’applique à tous les arts. En ce moment, je cite souvent l’exemple des collages de Matisse parce qu’ils m’obsèdent complètement depuis six mois. C’est l’idée la plus simple du monde – découper des formes et les assembler -, mais c’est aussi l’un des arts les plus aventureux et les plus complexes qui soient. Ces collages me rendent dingues, notamment parce que tout le monde peut en faire, mais personne n’arrivera jamais à les créer de cette manière-là. C’est une idée qui m’attire beaucoup : quand tout le monde peut ou veut potentiellement copier une œuvre, mais que personne ne pourra jamais en créer une aussi galvanisante. J’aimerais que ma musique sonne comme cela.

 

La chaleur qui se dégage de Fresh Blood vient aussi en grande partie de ta voix très douce.

Très honnêtement, je crois que ma façon de chanter et ma voix ne sont que des accidents. J’ai appris à utiliser ma voix pour qu’elle colle le plus possible à ce que je chante et à ma personnalité. Elle a quelque chose de décontracté, d’un petit peu distant parfois, mais elle est avant tout bienveillante et chaleureuse. Elle me ressemble : je ne crie jamais sur les gens, je ne suis pas particulièrement cool ou attirant quand je me comporte comme un connard… Tu vois ce que je veux dire ? Certaines personnes sont presque cool quand elles se comportent mal, mais moi, j’ai juste l’air d’un con. Quand je veux quelque chose, je préfère être sympa avec les gens et leur parler gentiment. Je suis quelqu’un de profondément arrangeant et relax, et je chante de la même façon que je vis. Ça me plaît parce que c’est une façon de me dévoiler sans en faire trop. C’est un vrai coup de chance : je ne sais pas pourquoi ma voix a cet effet-là, je n’ai pas vraiment ce qu’on appelle une bonne voix, mais je suis content qu’il en soit ainsi.

Pour moi, c’est ce qui fait de toi une des rares personnes à pouvoir chanter "cos’ love is deep shit" sans paraître ridicule.

(Il éclate de rire) Peut-être ! Disons que je ne chante pas de manière ironique. Et puis il y a autre chose que j’ai appris en écoutant Bob Dylan et surtout beaucoup de chanteurs de blues : on peut solliciter les émotions des autres sans y impliquer les siennes. Quand Bob Dylan chante "You're gonna make me lonesome when you go", il le pense, mais sa voix ne le reflète pas, à l’inverse d’un Otis Redding qui le pense et le vit à travers sa voix par exemple. La plupart des chanteurs de blues chantent de cette manière là, avec un certain flegme, un détachement que j’aime particulièrement et qui permet effectivement de dire des phrases ridicules sans l’être. C’est pour ça que "cos’ love is deep shit" fonctionne : c’est un peu ridicule à dire, mais je le pense réellement. Si je chantais cette phrase avec une voix agressive ou colérique, tout le monde me prendrait pour un fou. Mais avec ma voix, ça passe.

Ma voix me permet aussi de dire des choses peut-être plus difficiles, grossières ou violentes je crois. Dans "Holy Molly", je dis le mot "fuck" un paquet de fois, mais ça passe parce que je ne le hurle pas. La phrase "maybe these two fuckers can pray for you" n’aurait pas la même force si je criais.

J’allais justement te parler de "Holy Molly". Ce titre est à la fois étourdissant et accablant, presque écrasant. Sa construction m’a immédiatement fait penser à "Try A Little Tenderness" d’Otis Redding, tout en retenue, jusqu’à la montée finale. Comment as-tu composée cette chanson ?

Ce morceau parle d’abus sexuel perpétré à l’Église. Ce n’est pas un sujet particulièrement facile à aborder, mais c’est ce qu’un de mes amis a vécu. C’est un événement très sombre, hautement traumatique et extrêmement difficile à surmonter. J’avais besoin d’en parler parce qu’en écoutant son histoire, je me suis senti impuissant et très en colère. J’ai écrit ce titre bien avant de commencer à écrire Fresh Blood. Je n’ai pas cherché à l’écrire. Disons qu’il est venu comme ça, parce que c’était ma façon d’extérioriser ce que j’avais ressenti. J’ai eu beaucoup de mal à enregistrer et à chanter ce morceau, à expliquer aux musiciens de quoi il s’agissait. Je ne voulais pas le mettre sur l’album, mais Trey (Pollard, qui a co-produit Fresh Blood et dirige Spacebomb Records avec Matthew, ndlr), a insisté et je sais maintenant qu’il avait raison parce que c’est un morceau juste.

Je n’ai pas particulièrement travaillé sur cette chanson et ses arrangements parce que je voulais l’écouter le moins possible. C’est un titre très lent, qui met du temps à exploser. C’est ce qui marche d’un point de vue mélodique et aussi du point de vue de l’histoire qui y est racontée. Quand on vit quelque chose comme ça, on ressent énormément de frustration : pourquoi quelque chose d’aussi horrible peut arriver une fois, deux fois, cent fois ? Ça n’a pas de sens. Et c’est encore pire quand on parle d’abus de ce type venant d’une personne à qui l’on accordait toute sa confiance. "Holy Molly" parle de cette frustration, de l’incapacité de faire confiance à la suite d’évènements aussi traumatiques, et aussi de la colère qu’on peut ressentir face à cela. Je ne pense pas qu’on puisse écrire une chanson qui parle d’abus sexuels sans ressentir une immense colère qu’il faut apprendre à transformer en révolte. C’est ce que tous les gens qui ont du faire face à ce genre d’évènements doivent gérer : ne pas laisser cet événement contrôler le reste de leur vie. C’est pour cela que je voulais que "Holy Molly" se termine par "I will not fear anymore", et que sa mélodie soit progressive, passe d’un sentiment d’extrême colère à un sentiment très fort d’espoir.

Tu possèdes ton propre label, Spacebombs Records, et tu as récemment signé quelqu’un que l’on aime beaucoup à la Blogo : Natalie Prass. Comment s’est passée votre collaboration ?

À merveille. Je connais Natalie depuis ses douze ans, et je l’ai toujours trouvé incroyablement talentueuse. Elle a très bien compris comment fonctionnait Spacebombs. Nous ne sommes pas un label comme les autres. On a voulu le construire un peu sur le modèle de Stax ou de la Motown, et pour que tout fonctionne, il faut que les artistes qui viennent travailler avec nous soient prêts à abandonner une partie du contrôle qu’ils ont sur leur musique. Enregistrer un disque avec Spacebombs est un travail d’équipe avant tout.

Natalie et moi avons les mêmes références, les mêmes influences, et elle savait ce que je voulais dire quand je lui ai expliqué qu’on pouvait faire de grandes choses avec sa musique, donner à ses chansons plus de grandeur, de puissance, de groove, les rendre plus personnelles et encore plus spéciales qu’elles ne l’étaient déjà. Elle nous a fait confiance et je suis très fier de ce qu’on a fait. Jusqu’à présent, j’avais uniquement l’habitude de travailler sur mes propres albums et je trouve ça très gratifiant d’avoir autant travailler sur un album (Natalie Prass, sorti en janvier, ndlr) qui n’est pas le mien sans en perdre son essence. C’est l’album de Natalie, il lui ressemble et je suis très heureux d’avoir pu y participer.

 

Matthew E. White sera en concert à Paris (New Morning) le 9 mars, jour de la sortie de son deuxième album, Fresh Blood (Spacebomb Records/Domino).
Si ce n'est pas déjà fait, allez visiter son Tumblr où il poste régulièrement de très chouettes playlists.