Nous avions eu l'accord pour tourner à l'hôtel Phoenix mais cela allait nous coûter 50 dollars. L'endroit était une oasis au milieu de ce quartier croulant, où les chewing-gums salis marquent les trottoirs comme autant de taches de rousseur honteuses, et où l'on trouve à chaque coin de rue un carton déchiré - trace de la nuit passée. Nate n'était pas vraiment pour payer 50 dollars, alors après avoir salué tout le monde dans le bus de la tournée et descendu d'un pas lour les marches branlantes, comme une marelle de charbons ardents, nous nous sommes immédiatement rendus à 6 pâtés de maison, jusqu'au centre ville. Un vrai panaché, qu'on était, à se trimballer en bande, j'ai eu du mal à me souvenir de leurs prénoms, mais je savais qui ils étaient. On était comme des manouches, nomades, à porter notre maison sur le dos, des stands, des guitares, des percus, un minuscule piano sur lequel Shroeder, ce personnage dans Snoopy, avait dû jouer, des cloches, un coffre rempli de bric-à-brac. J'avais vraiment envie de parler avec eux, de les faire rire.
Au coeur du centre ville, il y a la mairie, comme un point au milieu du triangle que forment ces immeubles blancs et puritains, avec leurs colonnes protubérantes, leurs marches en faux-marbre, et toutes ces portes intimidantes comme en possèdent l'opéra et quelques musées dans lesquels il n'est pas nécessaire de s'attarder. Le vent de côte persistant soufflait, et hurlait comme un enfant qui fait le fier, agitant le keffiyeh noué autour du cou de Lykke. On m'avait dit qu'elle avait attrapé un rhume et qu'elle essayait de se préserver la gorge en la tenant au chaud, alors je me suis inquiété. Ils décidèrent de filmer la première chanson sur les marches de l'hôtel de ville, dans l'ombre que projettent ses colonnes, là où il devait faire 5 degrés de moins. On entend le vent gémir derrière leurs voix.
Vers le milieu de la chanson, 2 policiers en uniforme avec des radios sur l'épaule sont sortis du bâtiment pour se mettre sur les marches. Ils se sont dirigés tranquillement vers le groupe, comme des cow-boys avec leurs flingues, se posant lourdement sur un pied, puis sur l'autre, avant de pivoter et d'avancer lentement, en se guettant de l'oeil l'un l'autre. Pendant une seconde, j'ai pensé à laisser les flics arrêter la chanson, après tout, n'est-ce pas le but de laisser les circonstances extérieures prendre le pas sur ce genre d'expérience ? Mais je me suis mis devant eux, levant mon index pour leur demander encore une minute de trêve, parce que je voulais simplement les entendre terminer. Et c'est ce qu'ils ont fait.
400 mètres plus loin, dans le mince rayon de soleil dont San Francisco nous a gratifié ce jour-là, j'aperçus un terrain de jeu entouré de barrières. Je me suis accroché aux barres et m'y suis balancé comme un idiot pendant que tout le monde se préparait pour la deuxième chanson. Encore une fois, le groupe s'est rassemblé autour des filles, les protégant du vent et de nous autres, étrangers. Au moment même où le groupe commençait à jouer et Lykke à se sentir à l'aise, deux petites filles accompagnées de leur père se sont ruées sur l'obstacle bleu et c'est à ce moment-là qu'on a senti qu'on était tous ici pour s'amuser. La chanson que Lykke chante aurait très bien pu être écrite sur ce même terrain de jeu quelques années auparavant, et rangée dans un coin de sa mémoire, n'attendant que ces barres, marelle et pont de singe pour la faire revivre instantanément. Et nous étions assez chanceux pour y assister.
-Will Abramson (traduit par Nora)