L'idée a grandi, est devenu trop forte pour être retenue. J'ai contacté Moon, je lui ai présenté l'oeuvre de Kazuki Tomokawa. Il a mis du temps à répondre. Mais une fois que ce fut fait, la machine était lancée, arrivant doucement à un tournage, terminé au mois de mars dernier, sans le moindre accroc. Ces Concerts à emporter sont un petit aperçu du film qui en résultera.
Au Japon, Tomokawa n'est connu que d'une petite communauté d'écrivains, d'artistes, de fans dévoués. Il y aura peu de monde pour connaître sa musique. Mais je n'ai aucun doute : ceux qui ne le connaissaient pas seront saisis par sa présence. Voyez-vous, il est le genre d'homme à partager des blagues, à vous faire rire jusqu'à ce que sa face créative prenne le dessus et vous retourne. Sa musique peut vous filer la chair de poule, elle est souvent pleine de désespoir, mais surtout d'une tendresse, d'affection inestimables.
"Un homme qui peut nous montrer et nous raconter ce qu'est une performance, portée depuis les temps anciens"
Cette citation récente d'un artiste important à propos de Tomokawa m'a fait réaliser que j'ai toujours considéré ses chansons comme un archetype. (...) Cet homme ait perpétuellement référence aux racines fondamentales du spectacle humain, soit porter l'Universel en soi alors qu'on est un indigène par nature.
Si les âmes créatives avaient un pouvoir, ce serait celui de destruction. Tomokawa n'hésiterait pas à s'en servir, pour briser les frontières entre vie et mort, passé et présent, et tout ce qui croise son chemin. C'est par cela qu'il commence.
Je ne peux pas prédire comment vous vous sentirez face à son mode d'expression, cela dépend trop de l'individu, mais je sais que ceux qui regarderont ces films en garderont ne serait-ce qu'une petite cicatrice.
Ces trois films ne sont qu'un aperçu. Ceux qui seront tombés comme moi sous son charme devront regarder La Faute des Fleurs. Après, vous ne pourrez plus vous libérez de Kazuki Tomokawa...
Les souvenirs sont très clairs. Fin février 2009. Je me trouvais sur la droite de Gaspar, sur scène, caméra au poing, à suivre le rythme qu'il donnait à son violoncelle et à moi-même depuis une bonne dizaine de minutes. Son impro semblait être la plus belle à laquelle j'ai pu assister, et Dieu sait si j'ai eu l'occasion de filmer mon meilleur ami au cours des 3 dernières années, de Concerts à emporter avec son père en featurings improvisés a Oberkampf ou Bamako. C'est alors que des lumières, à l'autre bout de la scène, se mirent à vibrer, à se flouter. Tout à mon affaire de relation techno-organique (pardon...), je sursautai lorsqu'une guitare se fit entendre. Le point d'attention se déplaça sur la gauche de Gaspar, une voix s'était élevée. Kazuki Tomokawa venait de faire son entrée, mariant sa merveilleuse 'Story About Swallowing a Star' à l'improvisation en cours. 5 minutes plus tard, la musique s'éteint et des larmes emplissent nos yeux. Le concert de Osaka, attendu depuis des mois, vient de commencer.
Ce fut d'abord en août 2008, un mail anodin ou presque, un contact japonais, un certain Naohito Koike qui me parle de son musicien préféré, Kazuki Tomokawa. Et de son désir que je le filme.
Les mois passent, je retrouve le mail par hasard, me rend compte que je n'en avais pas fini la lecture - dans la dernière ligne, il précise qu'il organise un concert de ce Tomokawa en question a Osaka, en février 2009, et qu'il souhaite m'inviter à documenter la soirée. On est en décembre, à peine deux mois avant l'événement, et Gaspar m'a parlé quelques semaines auparavant de ce même 'musicien', qu'il vient de découvrir via un blog expérimental. Echange de mails vifs, sessions d'écoutes intenses et ambition décuplée, nous nous retrouvons ensemble à Tokyo deux mois plus tard, invités par la seule bonne grâce d'un fan. Oui, un fan, un amateur, un gars qui aimait mon travail et celui de Gaspar, et qui voulait provoquer une rencontre. De quoi vous faire changer de perspective sur le cinéma et sa production au 21eme siècle.
Entre temps l'idée du film a évoluée, il s'agit désormais d'un portrait en longueur, une heure et quelque, sur un personnage dont les rares éléments collectés ici ou là sur la toile disent à peu près tous la même chose: 'musicien culte et inconnu', 'philosophe hurlant', acteur et parieur, buveur et peintre, intense et poétique. Personnage de cinéma rêvé cet homme qui, pour la désormais célèbre anecdote, a refusé de jouer le rôle du capitaine Yonoi (tenu au final par Ryuichi Sakamoto) dans 'Merry Christmas Mr Lawrence' de Nagisa Oshima, pour une étrange histoire d'accent du nord...
2 semaines japonaises, en compagnie de Kazuki Tomokawa, changent une vie. Il n'est pas nécessaire de comprendre la langue (pourtant sublime dans sa bouche), mais juste de sentir l'homme vivre au quotidien - intense, généreux, hilarant, grand vivant. Et radical dans son approche de la vie et de la création, comme tous les grands musiciens japonais actuels. Cette facilité pour rejoindre l'extrême est en constant battement dans le corps de Tomokawa san.
Ce Concert à emporter, tourné le lendemain de son immense concert à Osaka, ne dévoile qu'une facette du personnage. J'ai gardé la majeure partie pour un film que je termine actuellement, et qui si tout se passe bien sera présenté au festival CPH DOX ce mois de novembre. 'La Faute des Fleurs', un portrait de Kazuki Tomokawa, racontera la vie du japonais de Akita, descendu a Tokyo a la fin des années 60 pour vendre sa poésie dans la rue, sous l'influence commune de Chuya Nakahara, le Rimbaud japonais, et de son jeune frère Satoru, suicidé à Osaka dans les années 80. De ses débuts populaires a son constant combat pour prononcer quelques mots de plus, de concerts enflammés en déclarations de guerre et d'amour au monde. Entre Tokyo et Osaka, ville maudite et intrigante, qui nous donna un soir de février l'un des plus beaux moment de notre vie.
Un ami part au Japon, revient, prend à peine le temps de brosser quelques traits de ce qui l'a enthousiasmé là bas, si loin, et il repart aussitôt. Vous avez à peine de quoi imaginer, tout juste alimenté par la confiance que vous portez dans ses enthousiasmes.
Puis il revient un peu plus longuement, vous invite dans un appartement qui n'est pas le sien. Il a installé une table de montage de fortune dans un coin du salon, il n'a qu'un verre d'eau à vous proposer. ll vous assoit face à son portable, il lance un film.
30 minutes plus tard, j'ai insulté Moon, comme on insulte un ami qui vient de nous faire une belle surprise. Des insultes d'amour, des 'mon salaud', des 'petit bâtard', que des mots d'amour. Parce qu'en une demi-heure, j'ai voyagé.
J'étais comme vous. Je n'étais jamais allé au Japon. Je ne connaissais pas Tomokawa. Je demandais, c'est lui ? Lui ? Le monsieur, là ? Là ? Il est où ? Moon s'agaçait et jubilait en même temps, il ne montrait pas le sujet de son film, ouvrait des brèches à coup de frustration et les comblait d'histoires, cachait ce qu'il était censé nous montrer pour mieux nous ouvrir à tout le reste, au Japon d'aujourd'hui, au Japon d'hier, aux masques anti-pollution et aux porte-cigarettes, aux pubs pour téléphone et aux estampes, aux jeunes hommes souriants et à leurs anciens pleins d'histoire.
Prenez donc ce premier film comme une introduction. Vous ne verrez pas tellement plus Tomokawa dans les deux autres épisodes, mercredi, et vendredi. Mais vous allez l'entendre. Il va vous violenter, ne va pas s'encombrer de la moindre cosmétique, vous empoigner, vous tordre, vous déchirer. Il n'est qu'un visage à peine découvert, sous un chapeau, noyé dans l'ombre et la fumée de cigarette. Vous ne comprendrez rien de ce qu'il chante. Mais jamais vous n'aurez vu quelqu'un se mettre à nu comme lui.
Voyager. Découvrir. Etre bousculé. C'est encore l'essentiel, non ?