A la nuit tombée, nous étions une cinquantaine de personnes assises dans le jardin d'une maisonnette trop neuve pour être véritablement raccord. Un canapé mou orange installé au fond, quelques bières et trois types devant nous, dans la fraîcheur de la fin septembre.
David, c'est un grand dadais barbu, casquette vissée sur la tête, et c'est avec une étonnante timidité qu'il annonce le titre de chacun des morceaux qu'ils vont jouer. Beaucoup de nouvelles chansons, et puis quelques titres bien connus d'Herman Dune, repris timidement par le public absorbé par ces trois gars qui jouent sur une pelouse, éclairés par une guirlande posée sur le canapé, quelques faibles lampes et bougies.
Et qu'importe si un voisin, à 22 heures, trouve que « la musique c'est bien gentil, mais il y en a qui voudraient dormir ». Il est encore tôt et Herman Dune n'est pas seul.
Au soir, dans l'herbe légèrement humide du jardin, les pieds des Herman Dune avaient foulé les brins verts pour dessiner de petits cercles. Le froid a commencé à faire resserrer les rangs. Fendant la foule, Yaya a passé la porte-fenêtre. Dans ce salon presque nu, c'était Yaya contre le reste du monde, entonnant doucement une mélodie légère.
Les Herman Dune ne sont pas venus seuls. Et quand est venu le temps pour chacun de se présenter, ce fût touchant.
Ce fût la douce Rivkah qui ouvrit le bal, seule avec un tout petit piano-jouet électronique. Lorsque nous nous sommes présentées, j'ai senti à la fois de la dureté, et une vraie timidité. Rivkah ne doit pas se livrer facilement. Elle pourrait passer pour froide, ses traits ne se détendent pas pour rien. Mais elle a l'art de la petite phrase qui sort un peu de nulle part, et, si on hésitait alors à plaisanter, on se sent mieux après. Pendant le set d'Herman Dune, elle me confie que les chansons de David la font toujours pleurer. Pendant son set à elle, c'est moi qui ai eu la larme à l'oeil; les notes de ce petit piano qui marquaient lourdement le silence de la pièce, et sa voix cristalline, une fragilité confondante qui touche des endroits, là, et là, des endroits dont on ne soupçonnait même pas l'existence.
Vint le tour de Ben Pleng, mal assuré, alors qu'une vingtaine de minutes plus tôt il avait accompagné à la basse David et Neman dans le jardin, pour la première partie de la soirée. Ben, le «B» de Cyann & Ben, était seul au milieu de ce salon tout blanc, avec sa guitare, sa chemise à carreaux et sa voix timide. Ben chanta de douces mélodies folk, et le silence fût. Place ensuite à Kate, la chanteuse de This is the kit, qui est arrivée en portant son banjo en banane, les cheveux en bataille, un sourire au coin des lèvres, les yeux rieurs. Kate est solaire, quoiqu'elle chante c'est une aura chaleureuse qui s'installe tout autour d'elle, et contamine tout le monde. Nous voilà à sourire quand elle sourit, écoutant religieusement des ballades tantôt joyeuses, tantôt tristes, prêtant attention aux paroles, et au charme naturel et désarmant de cette jeune femme, et de ses compositions.
Lors de cette soirée, nous avons accueilli un homme lunaire, grande silhouette au front dégarni et à l'humour pince-sans-rire. C'était une vraie découverte, digne de l'open mic. Si, pendant les solos de trombone de Dick Turner, je pensais aux oreilles ensommeillées des voisins, son art du conte et de l'histoire dissimulait mes angoisses. Cette façon théâtrale d'utiliser son corps de géant, d'avancer son visage vers le public, d'ouvrir grand les yeux, une façon de conter qui rappelle la voix du narrateur de Vincent, court-métrage de Burton; Dick Turner nous tenait en haleine, le sourire jusqu'aux oreilles, à pouffer parfois, complètement happés par de drôles d'historiettes qui parlent de tout, de rien, de sexe, d'avions. Comme de grands gamins.
Kim, dingue de musique, aux dix mille projets à la fois, était un invité de marque.
Kim a une histoire particulière. Je l'avais croisé, lors d'une vie bordelaise au début du siècle.
A l'époque, il existait un bar clandestin, rue Sainte-Catherine – l’artère la plus fréquentée de la ville. Pour rentrer, il fallait sonner à une porte banale puis suivre un long couloir menant à une immense cage d’escalier, remplie de plusieurs dizaines de personnes. Le bar de fortune était sur la gauche, posé sur des tréteaux. Interdiction de monter par l’escalier, les appartements étaient occupés par ceux-là mêmes qui nous accueillaient. Il se disait que c’était des Cognaçais, ou des Saintais, on ne sait plus. En fait, tout le monde s’en foutait.
Tous les jeudis, c’était ouvert, et seulement jusqu’à 22 heures. Des inconnus, des amis, des étudiants, de gens-qui-savaient, dans un brouhaha montant jusqu'à la verrière. C'est dans ce bar clandos, le dernier soir, que Combinaison, l'une des multiples formations de Kim, est venue jouer. Rez-de-chaussée plein à craquer, les buveurs se répandant dans la cave poussiéreuse et sans électricité, et Combinaison remontant peu à peu les marches au-dessus de tout le monde. Les instruments lancés dans le vide passaient d’un musicien à un autre.
Dans mon salon, j'ai retrouvé ce Kim-là. Une même ambiance unissait, à des années d'écart, le bar clandestin des années bordelaises et la maisonnette de Saint-Ouen.
Avec son immuable coupe sixties Beatles et en une anecdote, il se met le public dans la poche. C'est tout l'art des bateleurs de rue. Kim, ses ritournelles pop et son art de conteur sont d'une confondante simplicité, d'une étonnante fraîcheur. La dune du Pyla, la Garonne se mêlent aux sourires de ce public d'un soir. Le lo-fi fait bien les choses.
Cette cinquième Soirée de Poche se terminera sur une reprise collégiale de Rivers of Babylon
, moment assez magique (Kim dira plus tard qu'il s'est senti à cet instant comme dans une espèce de secte), entre sept musiciens et amis, et la quarantaine de chanceux présents ce soir-là à deux pas de Mains d'œuvre. Les instruments déposés dans un coin, quelques bières fraîches ouvertes plus tard, les artistes discutaient avec leur public, signaient des affiches, racontant des anecdotes. Et les voisins s'endormaient paisiblement.
Photos: Antoine Doyen