Dans le cas de Bradford Cox, au sein de son groupe Deerhunter ou bien dans Logos, nouvel album sous le nom d’Atlas Sound, la madeleine prend la forme de deux sources d’inspiration : les harmonies raffinées et sur-réverbérées des 60’s, et le shoegazing anglais du début des 90’s, notamment sous la forme à la fois popisante et expérimentale que lui donna Stereolab. Il y a bien sûr d’autres clés d’accès possibles : les albums de Deerhunter comportent des plages plus rock, plus électroniques ; on retrouve aussi sur quelques titres de Logos l’ambiance cotonneuse et intimiste du premier LP d’Atlas Sound. Mais ce nouveau disque semble opérer une sorte de décantation, un recentrage vers ces deux fontaines de jouvence indémodables (et elles-mêmes parentes), ici revisitées de façon si talentueuse que Logos s’écoute d’emblée comme un classique intemporel. Ainsi "Shelia", petite perle digne des summers of love les plus insouciants ; ou encore "An Orchid", qui réinvente l’indolence majestueuse des productions de Phil Spector pour les Righteous Brother.
Passé le premier effet de surprise, paradoxal puisqu’il s’agit donc d’un effet de reconnaissance, on cherche à en savoir un peu plus, par exemple en écoutant les paroles. "Shelia" commence comme une ode à l’amour conjugal, bien vite démentie : Shelia, You'll be my wife and share my life. We will grow old, And when we die we'll bury ourselves, 'Cause no one wants to die alone. L’entêtant refrain ne reprend que pour chanter l’illusoire communauté amoureuse, incapable de conjurer la solitude face à la mort : Shelia, We'll die alone ; together, we’ll die alone. Derrière la façade d’une éternelle adolescence musicale, Logos est hanté par le vieillissement, la disparition. Cette tension ne peut manquer de pointer vers une troisième influence, littéraire cette fois, qui confirme l’impression de retrouvailles : Bradford Cox est, comme tant d’autres, fan de l’écrivain Dennis Cooper et de ses contes cruels sur la déréliction des teenagers américains. Ce qui se traduit dans la pochette de Logos : un Bradford Cox tripes à l’air, mais visage évanoui dans la surexposition. Comme pour le blog de Dennis Cooper, on peut y lire une variation sur les effets paradoxaux d’internet : du dévoilement complet (y compris, naguère, le leak involontaire des versions démo de Logos) surgit un mystère insondable – qui sait, une tentative de transfiguration ?
De la musique aux paroles en passant par la pochette, on tient donc avec Logos
une sorte d’œuvre d’art totale, fascinante par l’aisance avec laquelle elle assume son audace : transplanter un univers radical, proche disons de celui de Xiu Xiu,
au cœur de la musique la plus populaire. Il ne s’agit plus, contrairement à tant d’autres, de singer un âge d’or disparu, mais de le recréer comme une urgence absolument contemporaine : évacuée toute joliesse, désamorcé l’effet ironique de citation érudite, ressort une sincérité immédiatement sensible à l’écoute. "Quick Canal", chanté par Laetitia Sadier, aurait pu n’être au mieux qu’un hommage à Stereolab, au pire qu’une parodie : c’est une épopée polyphonique digne des meilleures réussites du groupe de Tim Gane. Les tubes aux mélodies imparables ("Shelia", donc, mais aussi "Walkabout", impeccable duo avec Panda Bear
sur un sample millésimé 1966 des méconnus Dovers) régénèrent l’éternel idéal pop comme jamais. Et les ballades cotonneuses ("The Light That Failed", "Attic Lights" » ou "Kid Climax") tirent des larmes sans aucun pathos.
Pour celles et ceux qui ont pleuré face à la version acoustique de "Kid Climax" enregistrée cet été à l’occasion de la Route du Rock, voici une version décharnée de "Attic Lights" tirée de la même session. Et on rappelle aux parisiens qu’Atlas Sound joue le lundi 16 novembre au Point Éphémère : si c’est aussi bien en concert que Deerhunter (voir la vidéo d’excellente qualité tournée au festival Noise Pop de San Francisco), les absents auront bien tort de ne pas y être.