Son premier album, Dark Undercoat, était une révélation de folk brut et sombre, un disque rare sorti discrètement aux Etats-Unis et déniché par Talitres, label de toujours excellent goût. J’avais évoqué Cat Power, Sodastream et Mazzy Star à l’occasion, écrit sur les meurtrissures, les instruments tourmentés et la belle sobriété. "Le jugement évoluera sûrement, mais sur l’instant la marque des doigts dans les chairs s’incruste profondément." Les traces ne sont pas effacées, la claque était mémorable…
Pour Victorian America, j’avais loué les promesses tenues, la mue rapide de sa musique en un folk orchestré et majestueux, la peinture d’une "Amérique de cinéma, mise en musique", entre clichés séduisants et réalité troublante d’une Amérique Victorienne. Cette mélancolie m’avait ensorcelé, j’avais fait de ce disque mon préféré de l’année dernière.
Pour Ode To Sentience, son tout nouvel album, il fallait faire autrement, pour ne pas avoir le souci de devoir se répéter et pour ne pas louer encore trop visiblement, prétexte à critique de jugement biaisé. Il fallait de nouveaux arguments et une perspective nouvelle sur sa musique. Un exercice plaisant mais d’autant plus difficile qu’Emily Jane White sort des albums à un rythme plutôt soutenu (une année à peine depuis le précédent). Il fallait donc l’interroger, la laisser parler plutôt qu’aligner encore des compliments. Lui demander d’abord pourquoi une telle précipitation, pourquoi un retour en studio presque aussitôt la tournée du printemps 2010 terminée, quelques mois à peine après la sortie européenne de Victorian America.
«Enregistrer cet album était une nécessité pour moi. Mon groupe et moi avions travaillé si longtemps sur Victorian America
que lorsqu’on l’a terminé, je savais déjà ce que je voulais faire différemment sur le suivant. Et j’avais déjà suffisamment de chansons pour un autre album. Je voulais aussi que les chansons de Ode To Sentience
aient une fraicheur naturelle. Je craignais également que si je devais attendre trop longtemps pour enregistrer ces nouvelles chansons, elles deviendraient un peu trop "vieilles" au moment de repartir en tournée. Comme je tourne beaucoup, c’est important pour moi de garder les chansons aussi fraiches que possible.
»
Emily avait déjà dévoilé quelques morceaux sur ses dernières dates françaises (au printemps 2010) et en avait donné l’exclusivité de certaines ("Requiem Waltz", "Black Silk", "I Lay To Rest (California)") quelques mois plus tôt lors d’une soirée un peu particulière, en trio de charme, avec ses complices Jen Grady au violoncelle et Carey Lamprecht au violon.
«Sur mes trois albums, toutes les chansons ont été écrites dans une forme basique avant le processus d’enregistrement. Quelques-unes sur Ode To Sentience avaient déjà été pré-arrangées comme celles que nous avions jouées pour la soirée de poche bis (en trio : piano, violon, violoncelle), mais les arrangements finaux ont été finalisés en studio.»
J’avais patiemment attendu ces versions finales, me demandant si cette configuration minimale serait conservée ou si le passage en studio allait offrir un écrin plus luxueux (plus de cordes et de rythmiques, plus de chœurs et d’emphase…). J’avais pris des nouvelles aussi…
«La sortie américaine de Victorian America a eu lieu après le début de l’enregistrement de Ode To Sentience. J’ai dû faire un break dans l’enregistrement pour pouvoir faire une petite tournée pour la sortie de Victorian America, mais ce n’était pas une très longue tournée. La seule manière dont ça a "impacté" l’enregistrement de Ode To Sentience, est que ça m’a beaucoup occupé en mai et juin cette année ! »
J’aurais pu anticiper le résultat, prévoir la réponse d’Emily et deviner que cet album serait à mi-chemin entre les deux précédents, pas aussi orchestré que Victorian America et moins brut que Dark Undercoat, Qu’un retour au rigorisme n’était pas envisageable et que si Ode To Sentience ne pousse pas plus loin l’emploi de parures orchestrales, il ne les renie pas pour autant. Il s’avance presque plus prudemment sur un chemin déjà emprunté. Les indices étaient éloquents et les images disertes, la jolie pochette déjà éclairante.
«Ce n’était pas tout à fait une volonté précise, mais j’ai travaillé de nouveau avec mon ami Cam Archer qui avait déjà fait les photos de Dark Undercoat et de Victorian America. La photo sur la pochette a été prise de nuit avec une longue exposition, ce qui donne le même effet sombre et mélancolique que sur la pochette de Victorian America. Le design du digipack a été fait de la même façon également. J’aime cette idée que les deux albums soient sortis rapidement l’un de l’autre et que Ode To Sentience semble être une suite de Victorian America.»
Une suite et d’autres ressemblances : il y a des chansons "jumelles" d’un album à l’autre. "I Lay To Rest (California)" (sur Ode To Sentience) s’articule comme "Stairs" (sur Victorian America) : deux structures relativement différentes au sein d’un même morceau… Sur "Stairs", Emily chante à propos d’une Katherine, qui donne son titre au premier morceau de Ode To Sentience…
«Ces chansons ont effectivement des thèmes similaires. J’aime bien l’idée d’avoir un personnage féminin imaginaire que je ferais apparaitre sur chaque album. "Stairs" et "I Lay To Rest (California)" ont été écrites à des époques différentes : j’ai écrit ces deux chansons avec l’intention d’en faire des chansons avec un côté épique et dramatique, mais elles ne sont pas tout à fait liées cependant.»
Et des raisons supplémentaires de s’enthousiasmer, pour des tournures (les arrangements de cordes de "Requiem Waltz"), pour des moments de grâce (le pont de "Black Silk") et des textes intimes, douloureux presque. Sur "The Cliff", Emily Jane White raconte une déchéance, un suicide. Elle accompagne la chute, sobrement.
Qu’Emily se fasse plus violence pour son prochain album, qu’elle s’apaise au contraire, qu’elle dépouille ses mélodies ou les orne plus encore, importe peu au final : j’ai des louanges d’avance…
Ode To Sentience est disponible chez Talitres.
Emily Jane White est en tournée actuellement et sera à Paris, à l’Européen, lundi 15 et mardi 16 novembre.
Merci à Sean et à Emily…