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Eloïse Decazes et Eric Chenaux

Eric et Eloïse nous avaient donné rendez-vous, il y a plus d’un an et demi, dans l’arrière-salle d’un bar de Belleville, pour nous présenter les fruits d’une collaboration déjà ancienne. Une collaboration aussi intuitive qu’éphémère. Un album enregistré en une après-midi, à Toronto, chez Eric.

Ces chansons, Eloïse Decazes les collectionnait depuis des années, pour elle, en pensant aux enfants hospitalisés devant lesquels elle comptait se produire à un moment, ou pour des amis insomniaques :  des berceuses qui sont comme des baumes, des chansons traditionnelles, sans âge, comme les contes peuvent l’être ;  doux et cruels, et dans lesquels l’amour est fou, les morts sont violentes et les faims, ogresques. Les animaux dissimulent des formes humaines et les signes sont réversibles. Il y avait aussi  dans cette collection un poème de Richepin, autrefois interprété par la diva caf' conc "fin-de-siècle" portraiturée par Toulouse-Lautrec, Yvette Guibert, ou plus proche de nous, un titre d’Areski Belkacem écrit pour Brigitte Fontaine. Cette après-midi là, Eloïse les a chantées à Eric. Celui-ci a pris sa guitare, et il a enregistré ce qui se passait, on a envie de dire, le plus simplement du monde. C’est peu ou prou l’histoire de cet album qui parait ce mois-ci sur le label belge Okraina, sous la forme d'un double 25cm.

Quand on les a retrouvés en fin d'après-midi, Eric s’apprêtait à s’installer en France. Il était arrivé à Paris le jour-même. Il était un peu ailleurs, comme guettant l’arrivée imminente de quelqu’un, avec ce mélange de douceur, de gentillesse et de perspicacité dont il se départ rarement. Mais il était pleinement à son affaire dès que, sa guitare entre les mains, il tressait des fils pour la voix d'Eloïse, avec une sagesse à laquelle il ne faut jamais trop se fier, lui offrant la fermeté de l'assise ou au contraire la volubilité de l'improvisation, improbable et périlleuse. Leur musique est volontiers calme et douce mais elle n'est jamais paisible.

On sentait aussi que pour Eloïse, comme pour Sing Sing qu’on a retrouvé un peu plus tard, le cycle de La Langue, venait de s’achever et qu’on prenait tout ce petit monde dans un interstice, un moment de récréation, qui n’en était pas moins un moment de re-création : avec ce que cela suppose de fragilité, de vacillement et d’impromptu. Eloïse et Eric nous ont accueillis dans ce moment généralement soustrait au regard, ce moment où ils devaient poser les choses pour leur concert du soir même. Ils avaient une heure à peine. On filmerait des retrouvailles, sans décor, à un moment où les toiles étaient détachées suspendues à un fil, les rouleaux de scotch sur scène, et les chaises entassées en fond de salle. On s'est dépêché. Colin s'est mis à filmer avant que François n'ait fini de poser ses micros. Le premier morceau qu’ils nous ont joué s’appelait la « Complainte du Roi Renaud », une chanson qu'Yves Montand avait reprise en son temps, avec la raideur et le poids d'une reconstitution historique d'un mauvais feuilleton de l'O.R.T.F. : entre grandiloquence trompettière et ambiance ménestrelle. Autant dire qu'on n'entendait rien de ce dialogue intime et doux entre une mère et sa fille, qui s’évertue à retarder par des artifices de langage - des mensonges et des mots tus qui sont autant de preuves d’amour - une issue aussi inévitable que terrible. Puis on est sorti à la lumière, entendre d'autres mots, chantés en dedans, avec ce même débit, hypnotique, qui leur donne force et résonance.

 

 

« Je suis une auditrice rêveuse et dispersée. Je connais assez peu de choses sur ces chansons-là. Mon intérêt pour elles n'est pas né d'une quelconque passion intellectualisée pour le Moyen-âge par exemple. Je n'ai rien d'une ethno-musicologue, contrairement à Eric qui a ce plaisir de la théorie, et sa maîtrise. La plupart d’entre elles, se sont imposées à moi. Elles m’ont stupéfaites, et parfois même quand je ne m’y attendais pas. Comme avec les chansons de Arlt , elles ont cette altérité qui fait qu’il me semble que je peux m’y perdre et m’y retrouver indéfiniment. Elles me sont très intimes. J'ai un rapport quotidien avec elles."  Puis elle ajoute : "J’ai un peu tendance à les ronger comme des vieux os.»

Eloïse Decazes a ce sourire carnassier et énigmatique quand elle chante « Derrière chez nous », l’une des versions les plus tristes des « Trois canards sur un étang » La plus connue de ces versions a pour refrain "V'la l'bon vent, v'la l'joli vent"., les mains tendues vers on ne sait quoi. Un chant d’amour, assurément, une mise à mort aussi, l'espoir de fabriquer un beau lit blanc avec les plumes d'un animal abattu, soit une scénographie amoureuse simple, dans laquelle l'incertitude du sentiment voisine une autre certitude : « Il n'y a pas d’amour sans peine ». Sur scène, pendant le concert, Anna Lisa Unkuri et Anna Viktoria Lindvall agitaient en contrepoint des figurines en ombres chinoises. Les baisers, les étreintes y avaient ces mêmes qualités : belles, terrifiantes,  elles tenaient du rituel de dépossession et de métamorphose, et des élans vers des ailleurs qui sont nulle part. N'en reste que l'évidence de la beauté.

 

 

L'image est galvaudée sans doute. Mais la chanson française, revue et dénudée par Eloïse Decazes et Eric Chenaux, renoue avec ses racines archétypales, ses frayeurs et ses souffrances premières, et ce désir irrésistible de se confronter aux yeux de la Gorgone, de face, et d'être saisi.

 

Eloïse Decazes et Eric Chenaux seront en showcase à Paris, le 18 décembre à la Fabrique Sonore et en concert, le 12 janvier, à La Loge, ainsi qu'à Lille, le 11 janvier, à Minor Place.

On peut se procurer le disque sur le site du label Okraina ou chez des disquaires : "Souffle Continu", "Bimbo Tower", "Ground Zero" et "Monte-en-l'air" à Paris, "Mélomane" à Nantes, "Minor Place" à Lille, ou "Bozar shop", "Microboutiek du Cinema Nova", "Pêle Mêle" à Bruxelles.