On a songé à déplacer les murs. On a fait de savantes pyramides de chaises, de tables, jusqu'à même enlever celle des deux dernières clientes qui terminaient de manger en nous lançant des regards interrogateurs. Les cinq Londoniens ont branché leurs instruments, fait leurs derniers réglages puis ils se sont mis en rond, les uns face aux autres, rideau de fer fermé pour ne laisser filtrer aucun rayon de soleil et aucun signe de vie de l'extérieur.
Comme dans leur veille banque désaffectée de l'Est londonien, ce Lab où ils s'enferment pour créer leurs musique, leurs films et leurs vies, les garçons de Breton se sont coupé du monde. Ils ont préféré l'ombre à la lumière. Ils ont resserré les rangs, comme une meute qu'on s'apprête à attaquer. En silence, ils se sont observés. L'un d'eux a pressé les touches d'un clavier. Les premières notes de "Jostle" ont résonné : quand elles se sont éteintes, la journée était terminée.
On est ressorti du restaurant avec des souvenirs très flous de ce qu'il venait de se passer. La peur de voir les étagères de bouteilles de vin exploser ou se fracasser au sol à cause des vibrations. Les coups d'oeil inquiet du patron du lieu qui se demandait bien pourquoi il avait accepté de s'infliger un tel bordel. Les lunes tatouée sur le bras de Dan. Le rythme mécanique des percussions d'Adam. Le visage planqué, les veines saillantes, la voix cassée et la rage de moins en moins contenue de Roman. Ces premières notes de synthé entêtantes qu'on a gardé des jours durant en tête.
On venait de se faire avoir : avoir par la capacité de Breton à griser sans drogues, à faire oublier le passé et le futur avec leur électro-pop tortueuse et torturée. Comme dans une scène de film où les protagonistes se retrouvent coincés dans un présent à répétition, on s'était fait prendre dans les filets du collectif sans voir le temps passer. Quand, un peu hagards, on a relevé le rideau de fer, plus rien ne bougeait dehors. Le froid s'était installé. La nuit aussi.