Ce fut le cas des Bowerbirds, auteur d’une sublime chanson folk repérée à l'origine chez Said The Gramophone. Sortis entre temps de notre to-do-list sans qu’on y fasse trop attention, ils y sont revenus par la plus petite porte : un tournage annulé, les louanges de Sean Moeller, et un concert le soir même à la Knitting Factory. Sous les yeux ébaubis d’un Vincent Moon, qui ira sitôt le concert fini convaincre le groupe d’arpenter les rues de New York dès le lendemain. A l'ancienne, comme au temps des premiers concerts à emporter.
En guise de rues, c'est dans une boutique de bonbons que tout se met en route, au milieu d'un fatras de plastique en couleur. Emballages bariolés sur emballages bariolés, au milieu la barbe de Phil Moore qui oscille doucement, et son chant balancé comme si de rien n'était. Ecoutez le bien : il ne clame pas, il ne murmure pas non plus ; il ne commande rien mais il s'impose quand même. Il laisse traîner les voyelles, il raconte une histoire. Quand il parle de montagnes on les imagine parfaitement juste au dessus de nous - même de là, au milieu de tout ce sucre. Quand il est rejoint par ses deux acolytes et qu'ensemble ils harmonisent et parlent d'une chute sur les genoux, ce sont nos rotules que l'on touche. Comme pour bien s'assurer que.
Et il y a cet énorme tambour aussi. Anecdotique, pourrait-on penser. Un simple accessoire. Mais regardez le bien : il est énorme, hors de propos, hors de proportion. Et pourtant il est joué tout doucement, avec un toucher d'artisan minutieux qui sait que tout tient au détail. Le son est plein, riche et aussi discret qu'il doit l'être.
Les rues, c'est ensuite au travers des vitres d'une voiture qu'on les voit. un habitacle qu'on pourrait croire trop exigu. D'autant que notre ami le tambour imposant est encore là. Vous et moi, nous y serions trop à l'étroit. Phil et sa guitare, Beth et son tambour, Mark et son violon : pas du tout. C'est presque le contraire. il n'y a là que chaleur, une chaleur qui s'épanouit dans la promiscuité des corps imbriqués, dans l'inconfort des endroits où l'on est les uns sur les autres.
A regarder par la fenêtre, on a l'impression que les Bowerbirds sont les seuls à jouir de cette chaleur. Que les rues sont aussi froides et solitaires qu'elles l'ont toujours été. Que les passants ne lèvent jamais les yeux, et que pas un d'entre eux n'est capable de déceler la présence, là, tout juste à portée de main, de cette petite troupe. On a évidemment tort : il suffit que le chauffeur prenne un virage pour qu'on aperçoive des couples qui se donnent la main, des gens qui marchent ensemble, des yeux grands ouverts. Qui ne feront que nous apercevoir, mais qui nous donnent l'impression que les Bowerbirds, là, dans les rues du Lower East Side, sont à leur place.
New York est la reine des perspectives. On sait ça dès la première fois qu'on dévale ses avenues, dès qu'on voit ses tours, dès qu'on arpente ses petites rues. Et Vincent Moon le sait. Cette troisième vidéo, ce sont des musiciens de rue devant les motifs des carreaux d'un mur. Ce sont les voitures qui passent, les passants tantôt indifférent et tantôt curieux, c'est le grand signe Liquor Store juste au dessus d'eux, c'est toute la pulsation d'une ville.
Et c'est aussi un hommage à Saul Leiter, le grand photographe de la grosse pomme. Comme chez lui, on ne sait pas très bien où nous sommes, d'où nous regardons, ce qui peut se dresser entre eux et nous. Une vitre ? Certainement. Les tables d'un café ? Sans doute. Comme chez lui, on a la sensation qu'on découvre quelque chose de mystérieux, de très honnêtement beau, dans une scène tout ce qu'il y a de plus familier.
On en revient à la chaleur qui se répandait en voiture, et qui maintenant semble former une bulle tout autour d'eux. Une bulle qui grandit au fur et à mesure que le plan s'élargit.
Jusque là, les Bowerbirds nous avaient promené dans une sorte de torpeur mélancolique et bienheureuse, un peu comme on erre au soleil lorsque le temps travaille pour nous. Un peu comme dans un conte de fin d'été qui n'aurait pas de terme. Ils ont du se dire que même dans la plus parfaite des pastorales new-yorkaises, il arrive un moment où il faut se lever et danser. Le vin aidant, ou tout simplement parce qu'on a tellement accumulé de joie qu'il faut qu'elle parte comme un gros pétard. Il était temps pour "In Our Talons", petite pépite qu'on peut trouver sur l'EP Danger At Sea.
Cette fois ci, le chant est à nouveau parfait. Notre homme montre à nouveau qu'il est un conteur né, un barde moderne arpentant le macadam pour balancer sa parole. Mais j'ai le sentiment que c'est maintenant à la demoiselle qu'il faut faire attention. Vous l'avez vu depuis tout ce temps, vous avez entendu sa voix en contrepoint. Mais là, vous remarquez la subtile ondulation de sa démarche, la façon qu'elle a d'empoigner son accordéon comme elle ne le faisait pas jusqu'ici, d'avancer avec lui, de faire corps. Elle danse, ou presque, ou c'est tout comme. Comme si elle allait s'y mettre, comme si en avançant vers elle on pourrait l'empoigner nous aussi et valser jusqu'à épuisement. Encombrée d'un énorme instrument, elle est pourtant sensuelle. Une affaire de détails, d'anecdotes, encore une fois. De tout ce que les concerts à emporter essaient de documenter, finalement : la petite différence, la broutille, la vétille dans laquelle se cache la beauté.