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Be Forest

Longtemps, je me souviendrai de mon premier concert de Be Forest. C'était l'un des derniers de leur tournée, il faisait un froid piquant, pavés gelés, nuit de janvier, j'étais au Gudde Wëllen, un club de la vieille ville de Luxembourg, dédales de ruelles en pente, décor gothico-médiéval, bus rares, piétons fantômes, on n'apercevait même pas une enseigne de banque. Pour vous dire combien ce club se mérite. Pourtant : milieu d'hiver au milieu de l'Europe, ma quarantaine et moi, on pouvait difficilement faire plus central. Le public? Des étudiants en finance, dont certains avec des pulls sur les épaules.

L'angoisse et l'ennui qui suintaient par tous les pores de la ville ne s'évaporèrent qu'à l'extinction des lumières de la salle. Sorties de nulle part, les trois silhouettes d'Erica, Costanza et Nicola se frayèrent un passage au milieu de mes trente camarades de chez Ralph Lauren (et trois types habillés en noir, dont moi) pour rejoindre la minuscule scène. Ensuite, tout alla très vite. En à peine un titre, Be Forest avait recouvert les lieux d'un voile de brume anglaise et d'une musique dont je pris conscience qu'elle était - avec la peau des filles - la plus belle manière de ne pas dormir.

 

Be Forest donne chaud. Be Forest donne froid. C'est incompréhensible. C'est tout à fait normal. Les points communs avec la bande de Vlad Parshin sont évidents. Comme Motorama, Be Forest s'épanouit dans le glacial et vient d'une latitude étrangère, d'une ville inconnue au bord d'une mer oubliée. Jamais, il y a encore dix ans de cela, nous n'aurions pensé tant revoir notre géographie, savoir placer sur une carte Rostov-sur-le-Don ou Pesaro, la mer Noire et l'Adriatique.

Sorti en 2010, Cold, annonçait la couleur. Glacé, dégraissé, effronté, ce premier album avait l'innocence d'un premier communiant fumant en cachette derrière la chapelle (anglaise, forcément). Earthbeat, leur deuxième effort (2014), délivre un paysage plus large. La brume y est certes toujours tenace mais les figures tutélaires (The Cure en tête) ont été digérées, déliées et délayées avec une classe folle. Ce pari gagné, Be Forest mérite aujourd'hui largement sa place entre quelques noms déjà bien connus pour leur aptitude à distendre les heures de nuit ou meubler l'insomnie. Tout en évitant les comparaisons systématiques (certaines sont évidentes, d'autres non), on placera néanmoins leurs albums entre ceux de The XX, Portishead, les nappes climatiques de Cliff Martinez, les convulsions du Calendar de Motorama, les aurores brisées de Disintegration ou les millions de jours de pluie du Darklands de The Jesus and Marychain. Ce qui fait déjà une belle place dans l'armoire à pharmacie.

D'une dreampop noire et froide renvoyant à ce que la nuit et les forêts ont de plus secret, Earthbeat et Cold, albums faux jumeaux, activent des émotions similaires à celles de leurs aînés gentiment torturés. Comme eux, Be Forest joue de cette faculté à plonger l'auditeur dans un doux état méditatif, une mélancolie presque légère - ou même joyeusement triste, ce qui, convenons-en, vaut bien mieux que le tristement joyeux d'un Bénabar en pleine montée chez Drucker (par exemple).

 

Chez Be Forest, les titres ne sont pas des titres, seulement des jeux d'ombres que l'on croit voir du coin de l'oeil. Leur écoute est proche du sentiment que l'on éprouve en traversant un bois au crépuscule. Des formes étranges et impalpables que notre vision s'imagine tenir et qui, dès lors que l'on se tourne vers elles, s'évanouissent. Et voir ces diamants noirs joués sur scène ne fait que renforcer le magnétisme qui émane de leurs lapidaires.

Frêle filet d'eau claire glissant d'une hypnotique présence, la voix de la bassiste brindille Costanza Delle Rose se perd sous les notes, telles des percées de soleil entre les feuilles, et l'on y attrape parfois des mots comme sous le vent craque une branche invisible. Dénuée de toute suffisance froide ou autre morgue gothique, Costanza appelle au contraire à la douce errance, et l'écouter revient à marcher à ses côtés sur les quais désertés et hors saison de sa ville portuaire, baignée des lumières contrariées par l'hiver.

Erica Terenzi prend parfois le relais au micro mais c'est le plus le souvent sa batterie qui parle pour elle. D'une brillante musicalité qui pourrait parfois rappeller celle du National Bryan Devendorff, elle porte littéralement certains titres vers les cimes en leur imprimant, par de savants chauds-froids, une aura et une identité exceptionnelles.

Pour parfaire la magie - noire, toujours - les guitares de Nicola Lampredi (qui officie également chez Brothers in Law, autre groupe à suivre de la scène de Pesaro) ont le pouvoir de coller des arpèges panoramiques et curesques sur des murs de sons rongés par la pluie.

Flaubert inventa le bovarysme, Be Forest élabore le "brumisme". La fuite sans névrose. Le mariage naturel de la solitude et de la quiétude, ce sentiment étrange de ne plus appartenir au monde et de pourtant s'y sentir comme en son centre.

 

Be Forest fait de la musique un treillis organique, une forme simple et complexe à la fois. On y marche comme dans un beau rêve, sans effort et sans bruit. Au matin, après avoir passé une nuit à les écouter, le paysage est à nouveau irracontable, inexplicable, d'un calme de pierre précieuse. Il faut y revenir, y pénétrer à nouveau, sans cesse redécouvrir ses élégies qui à chaque écoute renaissent d'elles-mêmes. A force d'en atteindre le coeur, elles deviendront un humus bienfaisant d'où filtreront, calmement, sereinement, nos nuits blanches et leur neuf millions de jours de pluie. Et l'on se dira alors que jamais nom de groupe ne fut si justement choisi. 

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Merci à Adrien Kremer de Control Productions et à Alessandro Palestro. wwnbb.beforest www.bandcamp.com/album/wwnbb-051